Dans la perspective de la célébration de la fête nationale française le 14 juillet , Ecobusiness accorde une tribune à l'intelligentsia africaine pour une réflexion sur l'Etat de la coopération Afrique-France.
Regard du politologue rwandais Dr Paul KANANURA* :
1 / De manière globale quel regard portez-vous sur la coopération économique entre la France et l’Afrique ?
La France se fait la porte-parole attitrée de l’Afrique auprès de la communauté et des institutions internationales. Sa politique de coopération économique s’inscrit dans cette dynamique asymétrique. La dernière initiative en date, c’est le sommet sur le financement des économies africaines, du 18 mai 2021 à Paris, qui a mobilisé une trentaine de chefs d’Etat et de Gouvernement ainsi que des dirigeants d’organisations internationales pour se pencher sur les modalités d’aider l’Afrique à affronter les conséquences de la crise sanitaire et économique causées par la pandémie de Covid-19. Tout le monde s’accorde pour dire que malgré objectifs ambitieux de départ, le Sommet s’est achevé sur un bilan en demi-teinte des promesses et sans engagements fermes. L’objectif de tripler le montant de l’enveloppe des droits de tirages spéciaux ou « DTS » (panier de monnaies internationales créé par le FMI en 1989) montre encore une fois que les pays africains n’ont pas le même droit que les autres pays d’utiliser la planche à billet pour booster leurs propres mécanismes de financement.
Globalement, la coopération et la solidarité internationales sont aujourd’hui questionnées sur leurs utilité et efficacité. Si la coopération produisait le développement, l’Afrique serait riche aujourd’hui. Si la solidarité internationale réduisait la pauvreté, l’Afrique devait compter une proportion importante des classes moyennes. Résultat : 60 ans d’APD (Aide publique au développement) pour pas grand-chose. La solidarité internationale, la coopération, l’aide au développement et les « partenariats » sont des palliatifs qui ne satisfont plus les Africains, notamment les jeunes dont l’exigence des conditions décentes est de plus en plus élevée. La faillite des instruments internationaux d’aide au développement est soulignée souvent par les bénéficiaires. Ce regard global s’applique aussi sur la coopération entre la France et l’Afrique.
2/ Le 24 juin 2021 à l’Institut des relations internationales du Cameroun(IRIC), dans le cadre du Forum diplomatique l’Ambassadeur de France au Cameroun , Christophe Guilhou, révélait que les entreprises françaises, au cours des 30 dernières années, ont perdu au total 30% de parts de marché au Cameroun.
Et selon le rapport du commerce extérieur de la France, le continent africain ne représente plus que 5,3 % du commerce extérieur français et les 15 pays de la zone franc, 0,6 %, des chiffres en déclin par rapport au 7,9 % des exportations en valeur de biens vers l’Afrique en 2010.
Face à une concurrence chinoise de plus en plus agressive, les entreprises françaises peuvent-elles encore inverser la tendance baissière de leurs parts de marchés en Afrique ?
Il sera difficile d’inverser la tendance car la concurrence des grandes et moyennes puissances est rude pour prendre les parts de marché en Afrique. Dans un monde globalisé, les niches économiques des puissances colonisatrices sont de plus en plus menacées par une concurrence agressive de nouvelles puissances émergentes qui cherchent à élargir leur espace vital à tout prix. La problématique essentielle pour nous, c’est que l’Afrique demeure l’enjeu des autres sans ses propres acteurs. Au lieu de gémir, il faut agir et réfléchir à l’après-crise de Covid-19 dans un monde incertain en bouleversement géopolitique pour tracer le chemin de l’Afrique.
Les pays ont des intérêts ; mais l’Afrique n’a que des amis qui se précipitaient à son chevet en toute circonstance. Comme le disait le Général De Gaule « pour qu’une nation soit grande, il faut qu’elle épouse le mouvement général du monde ». Aujourd’hui le coronavirus bouleverse le monde et le changement géostratégique est inévitable. L’ère de destin personnel est révolue. Ce n’est plus un gage ni une stratégie de protection. Seule la perspective panafricaine peut assurer une place dans le monde à venir. La question essentielle pour nous est la suivante : quelle sera la place de l’Afrique dans ce monde incertain ? Au lieu de se préoccuper de la baisse et la hausse des parts de marchés de tel ou tel en Afrique, il faut plutôt promouvoir le panafricanisme des outils économiques (industrialisation & transformation des matières premières) afin de dessiner une nouvelle Afrique stratégique et indépendante capable de tracer sa propre route qui mènera vers le développement vivable et qui reposera sur le quadriptyque : vision stratégique – décision tactique – action opérationnelle – diplomatie commune influente.
3 / Le nouveau plan stratégique signé entre l’UE et l’Union Africaine (UA) en 2020, intègre un volet sur la présence accrue des PME européennes. La France étant, contre vents et marées, l’un des « moteurs » de l’UE, les sociétés tricolores profiteront pleinement de cette démarche partenariale avec l’Union Africaine.
Les entreprises africaines, notamment les PME, déjà confrontées à la percée des entreprises chinoises, turques ou indiennes, seront-elles capables de faire face à cette autre rude concurrence en vue ?
La zone de libre-échange continentale africaine en vigueur le 1er janvier 2021, ne sera-t-elle pas in fine profitable aux entreprises étrangères notamment françaises ?
Certainement que cet accord va booster la présence des PME européennes et françaises au détriment des entreprises africaines qui subissent des concurrences des entreprises low cost du monde. C’est le résultat de négociations économiques et commerciales déséquilibrées , car les diplomates africains ne sont pas outillés ni malins en la matière. La diplomatie traditionnelle a été éclipsée par la diplomatie économique. Les stratégies des États ne reposent plus sur l’expansion territoriale, mais sur la conquête de nouveaux marchés et de débouchés pour leurs entreprises. Dans ce contexte, la diplomatie se déploie vers le soutien aux exportateurs, l’attraction des investissements et l’inflexion des règles internationales dans le sens des intérêts domestiques. C’est le sens du plan stratégique signé entre l’UE et l’Union Africaine (UA) en 2020. Les outils de la diplomatie économique - relations, négociation, influence - vont en revanche plus loin que la simple négociation des accords commerciaux (Romain Gelin, 2016).
Dans cette perspective, la stratégie de toutes les puissances (européenne, chinoise, russe, turque ou indienne) ainsi que leurs modes d’interventions diplomatiques et économiques visent à exercer et pérenniser la tutelle sur l’Afrique. Jusqu’à présent, c’est la diplomatie de contre performance qui est en vogue en Afrique. C’est dommage que les intérêts égoïstes guident notre diplomatie y compris sur le plan économique.
Tout dépendra de l’orientation stratégique qu’on donnera à la ZLECAf : soit c’est un marché intérieur préférentiel de Made in Africa ou bien c’est un marché ouvert où tout le monde verse ses produits. Cela exige une clarification sur la place qu’on accorde à ces accords globaux de partenariat (APE) dans la dynamique des échanges intra-africains. C’est une occasion de peaufiner notre vision de diplomatie économique basée sur le partenariat bénéfique pour servir les intérêts nationaux et panafricains. Dans cette perspective, il est nécessaire de sortir l’Afrique de la diplomatie de contre performance et de mendicité. La doctrine panafricaine devrait guider les gouvernements dans la prise de décisions de souveraineté avec une vision d’influence stratégique, incarnée par une diplomatie économique commune. La doctrine est simple : les pays africains doivent mettre en avant leurs propres intérêts avant de tenir compte des préoccupations légitimes des autres pays.
Ces accords commerciaux asymétriques devraient nous inciter à mener une réflexion pour dégager une grande vision de développement inclusif de l’Afrique autour de deux grandes idées fortes : la création des PME nationales et la transformation de toutes les matières premières. La majorité des pays africains ont une forte croissance ; mais cette croissance ne réduit pas la pauvreté car plus de 80 % de la richesse produite est captée par les multinationales qui rapatrient les dividendes dans les pays d’origine. Il faudra repenser l’écosystème des PME en termes de sécurité nationale avec la création des PME Nationales qui vont faire naître des Champions de l’économie. Cet écosystème autour des PME nationales doit bénéficier d’une politique préférentielle en matière des marchés publics. Cette politique doit aussi obliger des investisseurs étrangers à travailler avec des acteurs nationaux pour avoir accès au marché du pays comme le fait la Chine. La différence de développement entre l’Asie et l’Afrique, c’est que l’Asie n’a rien mais elle transforme tout tandis que l’Afrique a tout mais elle ne transforme rien (Thierry Tan, 1992). Comme les pays africains importent beaucoup plus qu’ils exportent, ils perdent beaucoup plus de devises dont les réserves devaient financer le développement. Il faudra booster les exportations grâce à la production et à la transformation des produits. Faire de la transformation une priorité nationale pour transformer automatiquement toutes les matières premières permettra de fixer les prix. L’Afrique doit intégrer la mondialisation dans sa vision économique avec la création des grandes structures par lesquelles peuvent se greffer les PME pour conquérir les marchés internationaux. Sans les grandes structures nationales, aucune PME ne peut conquérir à elle seule les marchés mondiaux. Faire la politique des PME nationales et de la transformation des produits sur place le cheval de bataille de l’économie et de l’emploi permettra de gagner le combat contre le sous-développement et contre la pauvreté.
4/ Selon le Président Emmanuel MACRON, le sentiment anti-français gagne du terrain dans les pays francophones. Au cœur de ce ressentiment, la question du FCFA. Et les pays de la Zone FCFA CEMAC, à l’instar de ceux de la CEDEAO et conformément aux lignes directrices de l’agenda 2063 de l’Union Africaine, devraient parvenir à un nouveau pacte monétaire au sein de la communauté économique des Etats de l’Afrique centrale (CEEAC).
Après le nouveau report du lancement de l’ECO CEDEAO à 2027, Croyez-vous en une rupture du pacte monétaire entre la France et les pays africains de la zone franc ?
L’évolution du pacte monétaire est inévitable, car elle est exigée à la fois par les aspirations légitimes des populations des pays anciennement colonisés par la France et la concurrence géopolitique très complexe des puissances sur l’Afrique. Il faudra nécessairement trouver des mécanismes appropriés de rupture progressive sur une période courte (5ans) ou longue (10 ans maximum). A défaut, une rupture brutale s’imposera à tous les acteurs. « La Diplomatie du Cinquième Pouvoir est plus que réel et de plus en plus influente… la monnaie » qui est un des instruments fondamentaux de souveraineté. La maîtrise de la politique monétaire doit revenir au peuple souverain. Les peuples concernés par le FCFA ont longtemps été maintenu sciemment dans l’ignorance. Leur réveil est désormais en cours à travers les nouveaux canaux numériques d’information. Cela suscite l’instrumentalisation d’un sentiment plutôt anti-politique française lié au ressentiment d’injustice et au comportement de certains diplomates français qui n’ont pas encore changé de logiciel du monopole diplomatique et militaire. La roue de l’histoire tourne…et la France doit tourner avec pour satisfaire des revendications d’une jeunesse éveillée et d’une nouvelle élite politique en quête d’indépendance et de responsabilité.
5/ Sommet France-Afrique (prévu en octobre 2021 à Montpellier) : une tradition à pérenniser ? Quelle(s) opportunité(s) pour l’Afrique ?
Tout le monde vient chercher des opportunités en Afrique. Pourquoi les Africains vont chercher des opportunités dans les Sommets ailleurs ? Il est temps que tous les Sommets bilatéraux ou multilatéraux (Afrique-France, Japon-Afrique, Chine-Afrique, Indo-Afrique, Russe-Afrique, Turquie-Afrique, Brésil-Afrique, UE-UA,…) se tiennent à Addis-Abeba au siège de l’UA en marge des Sommets ordinaires de l’Institution continentale de janvier et juillet. Cela permettra d’économiser le temps et l’argent des contribuables. Un diplomate américain se posait la question sur la réalité et l’efficacité du travail d’un ministre de l’économie d’un pays d’Afrique de l’Ouest qui passait en moyenne 4 jours chaque semaine en mission extérieure. Les délégations pléthoriques et budgétivores des pays africains passent beaucoup de temps dans les sommets internationaux qu’au travail dans leur pays. Comment voulez-vous que les pays et le continent se développent avec une telle asymétrie ?
Quel est le bénéfice réel de ces sommets ? Il faudra que chaque délégation justifie économiquement l’intérêt du pays à participer à tel ou tel sommet. C’est ce que le Président tanzanien, feu Magufuli, avait décidé et appliqué avec succès indéniable dans son pays. Chaque fonctionnaire devait justifier l’intérêt de la mission pour la Tanzanie. Cette règle de bonne gouvernance s’applique à lui-même, car quelques rares voyages officiels, qu’il a effectués, ont été faits en Afrique et en classe économique sur les lignes régulières. Pendant cinq ans de règne, il n’a jamais quitté l’Afrique. Ces mesures d’effectuer uniquement des missions essentielles ont permis à la Tanzanie d’économiser chaque année plus de 500 millions de dollars américains sur le budget de mission ; et cette somme a été affectée aux programmes socioéconomiques qui ont contribué à hisser le pays vers la dixième place en termes de puissance économique à l'échelle africaine. C’est sur cette philosophie de bonne gestion des deniers publics au service des intérêts de la nation qu’on peut recommander la pérennisation des sommets utiles pour le développement vivable de l’Afrique.
*Dr. Paul KANANURA
Politologue
Président de l’Institut Mandela de Paris
( Interviewé par Serge SEPPOH)
Le pacte colonial évolue dans la continuité. Il est lui-même la continuation de notre esclavage. Avant toute intégration économique ou monétaire, l'édification de l'Etat fédéral permettra d'énormes économies de fonds publics, à commencer par la disparition de ces gouffres à milliards que sont les présidences de République, les milliers de ministres entretenus à grands frais pour une efficacité presque nulle.